Salve!
Voici une petite nouvelle, écrite pour l'introduction du futur supplément sur le Grand Cloaque, pour Etherne. L'action se passe sous une cité semblable à Rome à la fin de la République...
[désolé pour la mise en page, ça saute à chaque fois
]
***
La barque glissait lentement sur les eaux noires des égouts, poussée
par la longue perche de l’esclave. Le frêle esquif portait un centurion
en arme escorté de trois sebaciaria. Les visages soucieux, ils
scrutaient à la lueur des torches les étroits tunnels qui défilaient de
chaque côté, au rythme des innombrables embranchements qu’ils
traversaient.
Une infinité de canaux avaient été ainsi creusés sous la capitale
par de nombreuses et anonymes mains. Bien souvent, les hommes étaient
morts à la tâche et avaient été enterrés sur place, dans les murs
mêmes. Les seuls habitants encore vivants de ce dédale étaient les rats
et les esclaves chargés de l’entretien. Du moins c’est ce qu’il
semblait au centurion.
« -Alors esclave, approchons-nous de l’endroit ? Nous n’avons déjà perdu que trop de temps dans ces boyaux. »
« -Je fais de mon mieux, seigneur centurion, mais ces couloirs se
ressemblent tous…Je n’ai pour seul repère que les signes gravés par les
anciens ouvriers. Tenez, voici l’œil de Salamm sur cette paroi… »
Le centurion brandit sa torche vers l’endroit indiqué et une rune
en forme d’œil apparut sous la lumière dansante, gravée dans la pierre.
Les miliciens eurent un léger mouvement de recul.
« -Un signe cartague sous la cité du divin Euphébius ? Nous le ferons effacer. Sans doute est ce un esclave de ce pays qui l’a fait… »
Ce dernier commentaire rassura les factionnaires, qui eurent un sourire puis quelques ricanements nerveux. Il sembla même au centurion que l’esclave aussi souriait avec eux, bien que d’une manière différente.
« -Seigneur centurion, je crois que nous arrivons… »
Les miliciens arrêtèrent aussitôt de sourire. L’affaire était sérieuse. Un fils de bonne famille avait disparu quelques jours plus tôt, jusqu'à ce qu’un égoutier signale son corps dans les égouts. Le centurion espérait que la vermine n’avait pas rendu le corps méconnaissable.
La barque quitta le long tunnel pour pénétrer dans un granddéversoir aux multiples ouvertures. Une odeur nauséabonde saisit les factionnaires à la gorge. Plus encore, la lumière des torches révéla sur les murs un incroyable foisonnement de signes gravés dans la pierre, un sabir étrange engendré par le mélange de toutes les langues de la Mer Intérieure. Le centurion se sentit moins assuré.
« -Quel est cet endroit ? »
« -Nous l’appelons la chambre des morts, seigneur centurion. Il
s’agit d’une ancienne chapelle aménagée par les esclaves du temps
jadis. C’est ici que j’ai aperçu le corps, sur cette rive. »
La barque glissa le long d’une margelle et miliciens et centurion
descendirent à terre, faisant tourner leurs torches en tout sens pour
éclairer le moindre recoin. En vain.
« -Ou ça ? »
« -Je…je ne comprends pas, seigneur centurion. C’était juste là… »
« -Centurion ! Regardez par terre, des traces de sang ! »
L’officier suivit le regard de son milicien et aperçut deux longues traînées qui serpentaient le long de la rive pour s’enfoncer dans un des tunnels.
«- Caius et Harpo, avec moi ! Merien, tu restes ici avec l’esclave. »
Les trois hommes s‘enfoncèrent aussitôt dans le tunnel derrière la piste ensanglantée, avançant au trot. La marque était encore nette et fraîche. Ils la suivirent sur une centaine de mètres avant de s’arrêter devant une sorte de débarcadère, dans un nouveau déversoir. Leurs torches ne pouvaient éclairer entièrement l’ancien édifice, mais ils virent tout de suite les lignes de crânes encastrés dans les murs de briques. Une petite loge surplombait l’ensemble et abritait la statue d’un vieil homme au visage partiellement masqué par sa capuche, tenant dans sa main droite un crâne et intimant de s’arrêter avec sa main gauche.
Les deux miliciens reculèrent d’un pas.
« -Hadès ! Nous rentrons dans le royaume d’Hadès centurion ! Faisons demi-tour, par Euphébius ! »
L’officier eut un léger mouvement d’hésitation.
« -Je…non. Ce sont des esclaves qui ont construit les égouts. Cette statue est juste un hommage à nos dieux. Le corps que nous cherchons ne doit plus être loin maintenant. »
Harpo éclata soudain d’un cri :
« -Regardez là-bas ! Une barque ! C’est…c’est le… »
A la limite du champ de vision, faiblement éclairé par les torches, le centurion devina une barque et un nautonier sous un large manteau. Il progressait lentement, poussant sur sa perche avec un geste assuré. Les eaux vertes du déversoir semblaient glisser avec facilité sous son esquif, comme pressées de se soumettre à sa volonté.
La silhouette se tourna avec lenteur vers les trois hommes. Les flammes des torches se mirent à se refléter sur son visage en des éclairs argentés ou rougeoyants. Un crâne. Sa tête n’était autre qu’un crâne lisse et brillant, percé de deux orbites noires comme l’enfer.
Un factionnaire poussa un cri étouffé avant de reculer d’un pas. Le centurion hésita puis se retourna vers l’étrange silhouette.
« -Au nom du Sénat et du peuple latin, arrêtes-toi ! Tu es ici sous la juridiction du préfet Burrus ! »
L’espace de quelques instants il sembla n’y avoir aucune réaction.
Puis les miliciens virent avec effroi la barque glisser vers eux. Alors
que leur échine était parcouru par un frisson glacial ils surent qu’ils
ne souhaitaient pas vraiment en savoir plus sur cette apparition.
C’est alors qu’ils l’aperçurent.
Blanc comme un linceul, gonflé par la mort et mollement ballotté par les eaux comme le ferait un gros ver. Un bras livide pendait ainsi de la barque, macabre réponse à l’enquête des sebaciaria. Si le centurion n’avait pas été aussi absorbé par le spectacle il aurait alors entendu un de ses hommes déguerpir en courant. Mais que ce fut pour lutter contre la peur ou par réflexe militaire il reprit sur le ton de la menace, sa voix malgré tout assurée par des années de métier :
« -Qu’est ce que c’est ça ? Rend- toi citoyen ou tu finiras dans l’arène ! »
La barque s’arrêta à quelques mètres, juste assez pour être hors de portée. Une voix lourde et grave s’éleva du capuchon, franchissant les lèvres de métal. Etait-ce l’écho ou l’imagination du centurion ? Il lui sembla que ces mots résonnaient une octave plus bas que tout ce qu’il avait jamais entendu sortir d’une gorge humaine.
« -Centurion Filis, ce corps appartient à Hadès. Tout comme il en sera du tien. Patience. »
Puis le sombre nautonier poussa lentement sa barque qui glissa vers l’abri des ombres. Les deux hommes, tétanisés, crurent entendre un dernier murmure…
« -Au jour dernier, n’oubliez pas de me donner une pièce pour passer… »