La mort bientôt œuvrerait.
Une fois de plus. Sans que personne n’y puisse rien, qu’ils soient hommes ou dieux… Les cieux, tel un voile purpurin sur lequel se découpaient les formes sombres d’oiseaux de proies criards, n’allaient pas tarder à endosser un manteau de deuil, et les étoiles, comme depuis la naissance du monde, s’y incruster en flambeaux funèbres. Le vent sifflait une mélopée vrombissante qui portait les notes morbides du chant de guerre des barbares. Par centaines leurs tentes se dressaient sur la plaine qui bordait les fortifications de Dunn Ruadh. Ils étaient arrivés comme une lame de fond qui rase tout sur son passage, sans prévenir. Leurs tambours sinistres résonnaient comme le tonnerre annonçant un sort que l’on ne souhaiterait à personne. Nul ne savait qui ils étaient ni quel était le but de leur croisade meurtrière ; ils étaient là c’est tout. Fiers et vaillants, harnachés comme des champions aux cottes de mailles étincelantes et aux plastrons bosselés, les guerriers de Dunn Ruadh s’étaient portés au devant des éclaireurs sauvages de cette horde tumultueuse : la plupart l’avaient payé de leur vie. Les plus chanceux avaient succombé dés les premiers échanges de coups, la tête tranchée, une lance noire au travers du corps ou épinglés sur leurs selles par des dizaines de traits. Les autres… Ils gémissaient encore, en proie aux affres de la souffrance la plus pernicieuse qui soit, empalés sur des pieux face aux remparts, devant les leurs, dépecés comme des lapins qu’on exhiberait juste pour le plaisir de les voir souffrir.
On avait refermé les lourds vantaux d’airain dans un claquement retentissant qui faisait songer à un tombeau que l’on aurait scellé… Mais les barbares s’étaient contentés de planter leur campement, hors de portée des flèches, en un long ruban multicolore qui ceinturait Dunn Ruadh. Ils n’avaient pas cherché à avancer plus, à quoi bon ? Leurs feux flamboyaient par dizaines, comme des lucioles qui brilleraient entre les monticules de toile et les chariots. Les sauvages n’avaient pas même pris la peine de poster des sentinelles, comme s’ils se moquaient bien que quelqu’un puisse s’échapper, comme s’ils savaient que personne ne pourrait fuir. Sur les fortifications millénaires, les gardes observaient le dehors avec une appréhension qu’aucun ne pouvait dissimuler. Les doigts raidis sur les pierres ancestrales de la construction et aussi sur les hampes des lances, on attendait ; on se mordait les lèvres et ne parlait qu’à mi-mot, rongé par la lèpre de l’inquiétude. Les visages s’imprimaient en des masques funèbres et même si personne n’était jamais venu à bout de ce bastion indestructible depuis des siècles, tous savaient que la cité n’était pas prête pour affronter un siège. Cà et là des ordres étaient braillés par des officiers belliqueux, les consignes répétées de tour en tour, de chemin de ronde en coursive, de bouche à oreille en un écho faisant le tour de Dunn Ruadh, inutilement… Il faudrait subir le siège et peut-être même tenter une sortie héroïque, afin d’essayer de faire passer un messager ou deux, risquer de s’infiltrer au travers de cette toile d’angoisse pour aller quérir de l’aide…
Auprès de qui ?
Dunn Ruadh n’était-elle pas sensée représenter la quintessence du royaume de Loughlin Mac Duill ? Etre la place forte la plus crainte et la moins susceptible d’être prise d’assaut ?
A ce moment précis, le roi lui-même et ses chefs de guerre ne semblaient pas en être aussi certains. Ils dominaient la plaine du haut de la tour la plus élevée et, tels des aigles coincés sur leur montagne, observaient le déploiement de cette fourmilière dont les soldats oeuvraient à leur saper le moral. Le vent soufflait en bourrasques violentes et portait les jurons et les éclats de voix du puissant Mac Duill, jusque dans la plaine. Les cieux s’assombrissaient graduellement. Les rares arbres plantés alentours frissonnaient frileusement, leurs longues branches squelettiques tendues vers le cosmos, implorantes pour ces hommes isolés. Le rideau de la déesse nocturne tombait insensiblement sur le monde et la mince frange safranée qui illuminait encore l’horizon, par-delà les éminences lointaines, ne tarderait pas à être avalée dans les ténèbres les plus sombres.